Le Regard de Ken Liu…

… Sans concession sur le monde d’aujourd’hui.

Le Bélial

Mon ambition guère comparable à celle de Liu avec ce récit, se résume à lire la totalité des propositions de la collection Heure-Lumière. Bien que l’ensemble des textes ne m’ait pas systématiquement éblouie les neurones, leur qualité et leur diversité demeurent convaincantes. Le Regard de Ken Liu allie ces deux facettes avec une plume millimétrée.

La proposition est dans la veine de Dragon de Thomas Day, une novella d’enquête policière qui contient des éléments propres aux littératures de l’imaginaire. Dans le présent texte,  la touche est distillée avec talent ainsi le lecteur peut-il aisément se projeter dans cet univers si proche de notre monde.

« Dans son registre, celui de l’investigation, Ruth Law est la meilleure. D’abord parce qu’elle est une femme, et que dans ce genre de boulot, on se méfie peu des femmes. Parce qu’elle ne lâche rien, non plus, ne laisse aucune place au hasard. Enfin, parce qu’elle est augmentée. De manière extrême et totalement illégale. Et tant pis pour sa santé, dont elle se moque dans les grandes largeurs — condamnée qu’elle est à se faire manipuler par son Régulateur, ce truc en elle qui gère l’ensemble de ses émotions, filtre ce qu’elle éprouve, lui assure des idées claires en toute circonstance. Et surtout lui évite de trop penser. À son ancienne vie… Celle d’avant le drame…
Et quand la mère d’une jeune femme massacrée, énuclée, la contacte afin de relancer une enquête au point mort, Ruth sent confusément que c’est peut-être là l’occasion de tout remettre à plat. Repartir à zéro. Mais il faudra pour cela payer le prix.
Le prix de la vérité libérée de tout filtre, tout artifice. Tout regard… »

Nous pouvons considérer cette novella suivant ses trois aspects : l’anticipation science-fictive, le drame ou encore l’enquête policière. Je ne vous cacherais pas que ce triptyque n’est pas de qualité égale.

Dans La Ménagerie de papier, Ken Liu est loué pour sa plume sensible ainsi que pour son approche humaine. Dans le présent livre, le drame personnel relégué au second plan est globalement classique, et le lecteur devine très rapidement la source de la souffrance intérieure, la nature de l’événement antérieur à l’utilisation abusive du régulateur. Mais, c’est surtout la chute de l’histoire qui se présume longtemps à l’avance. Est-ce un point faible, un point fort ? je serais tenter par répondre, les deux, mon Capitaine (;-) )! L’effet de surprise est presque néant, ce qui est dommageable pour la dramaturgie, toutefois, le lecteur en ressort satisfait, avec un sentiment d’achèvement : la boucle est bouclée.

C’est d’ailleurs cohérent avec le personnage de Ruth.  Elle partage de nombreux points communs avec la figure du détective privé du roman noir: torturé, rustre, intelligent, cynique, rusé, faussement insensible, souvent avec une addiction (des personnages d’Humphrey Boggard à Jessica Jones). Ruth est de cette trempe-là. Le procédé est classique, vu et revu, usé presque jusqu’à la corde. Cela fonctionne bien, la recette nous est familière, elle est universellement appréciée et enregistrée dans le collectif.

C’est exactement la même chose avec l’enquête! Les amateurs de policiers, thrillers, ou autres romans noirs risquent fort d’être marris. Le fil de l’enquête est simple, et la résolution presque tout autant. Heureusement qu’une astuce technologique y apporte une judicieuse touche « magique » pour relever le tout! Ici encore, le procédé est bien trop classique d’apparence. Pourtant, à mon sens, l’auteur ne cherche pas à assurer par facilité. Je crois qu’il ne souhaitait pas  dissoudre son propos essentiel sur un format si court avec de la nouveauté à tous les étages (bref : avoir un seul gros moteur à sa fusée).

L’essentiel réside dans le troisième aspect de cette novella, l’anticipation science-fictive. Tout le reste a été simplifié, ramené à un exercice de style presque académique pour renforcer le propos tenu, pour préserver le message de l’auteur.

C’est d’ailleurs, pour cela que je trouve le texte de Ken Liu ambitieux, sans doute pas aussi réussit que L’homme qui mit fin à l’histoire qui m’avait tant touchée, mais l’ambition demeure (Je sais que je suis à contresens des avis que j’ai lu), je crains que le format ne soit pas le plus adapté.

Au-delà de la souffrance personnelle (intense) de Ruth, ce sont les motifs à la source des besoins d’évasion et d’oubli qui sont abordés. La technologie imaginée, ici le Régulateur, sont les prémices de notre futur. Il est dérageant d’imaginer que le dévoiement d’une technique positive pourra se substituer aux drogues et stupéfiants (malheureusement le cas de nos jours avec le chimique).

L’augmentation de Ruth ne consiste pas uniquement à l’amélioration  psychologique, même si cela reste le point essentiel, elle bénéficie de nombreux apports physiques. Ainsi, se pose-t-elle la question de son humanité, lorsque, assaillie par sa peine, le recours au Régulateur s’impose comme une évidence. La thématique centrale du récit, avec une composante psychologique relativement peu utilisée. Le titre du roman, Le Regard, se concentre sur la femme du futur, traitée avec maîtrise et sensibilité que ce soit dans l’abus, le regard porté, la place dans la société,… Ambitieux, je vous dis.

Certes, j’aurais souhaité, un texte plus long, un personnage principal plus original et une intrigue plus ébouriffante, mais pas au détriment d’une science-fiction d’envergure. Au final, les défauts perçus ressemblent fort à la seconde face d’une même pièce de qualité, jouant les faire-valoir. Une simplicité travaillée pour délivrer un message fort et sensible sur notre monde futur et la tendance humaine à la surenchère, tout en jouant sur les contradictions. Un regard sévère sur le monde de demain…

Autres critiques :

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Challenges :
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Le Livre :
  • 112 pages
  • broché : 8,90€
  • e-book : 3,99€ sans DRM

 

26 réflexions sur “Le Regard de Ken Liu…

  1. Globalement d’accord avec ta critique, sauf sur le côté anticipation SF : même sans parler des grands classiques du Cyberpunk, il y a une parenté très nette avec Isolation de Greg Egan, très largement antérieur. Donc rien de nouveau sous le soleil. De plus, une novella est un très mauvais support pour développer un univers ambitieux : il n’y a tout bonnement pas assez de place pour cela, le nombre de pages est trop limité.

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    • Oui, le terme « novateur » n’est pas adapté. Je ne suis pas parvenue à trouver le mot que je voulais, alors j’ai palier par défaut. Je me doute fort que le cyberpunk a déjà abordé cette thématique… 🙂
      Bref, je n’ai toujours pas trouvé.

      Oui, le format est bien trop court, et c’est ce que j’esaie de montrer, en fait le texte est bien trop ambitieux pour cette novella, et c’est pour cela que je ne trouve pas ds plus réussi. 🙂

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  2. Un bon texte qui est loin d’être son plus percutant. Mais ça se lit très vite et c’est agréable. La facilité de l’enquête policière m’a un peu dérangée, le fait que son univers « cyberpunk » soit peu développé beaucoup moins. Il y a aussi une ambiance sympa, un temps proche du notre, presque familier.

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  3. J’aime bien ton idée de lire tous les « heure-lumière » ! Merci pour cet article, qui me confirme de plus en plus dans l’idée que même avec Ken Liu il faut savoir sélectionner (et ton article m’y aide, c’est parfait !).
    Petite remarque : je te conseille de mettre le mot « Le Regard » dans un autre format graphique que « de Ken Liu ». Par exemple en italic. C’est tout bête, mais j’ai cru au début que ton article était une analyse sur le regard (au sens propre) de cet auteur. J’étais donc complètement pommé au début de l’article, me demandant ce que tu entendais tout le temps par « son roman ». Bref, c’est le matin, je ne suis pas encore tout à fait réveillé, mais je ne serai peut-être pas le seul ^^.
    A bientôt

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    • Oui, la collection propose des novella de qualité, généralement primées, donc cela éveille ma curiosité et me pousse à me tourner vers un texte que je n’aurais peut-être pas choisi. Mais c’est cool.

      Ok, je vais changer pour pas qu’il y aie de confusion. Merci à toi. 🙂

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  4. J’avais été un peu refroidie par d’autres avis mitigés sur ce livre mais tu titilles à nouveau ma curiosité 🙂 Je vais peut-être me laisser tenter quand même (surtout que la lecture ne devrait pas me prendre un temps fou ^^)

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