Les griffes et les crocs de Jo Walton

Des dragons au menu du jour!

Denoël – Lunes d’encre

 

Jusqu’à présent, mes contacts avec l’auteur britannique Jo Walton n’avait pas été couronné d’un énorme succés;  Le cercle de Farthing et Mes vrais enfants me laissaient une impression en demi-teinte. Le rythme ne me convenait pas pour le premier, et les deux vies de Patricia trop diamétralement opposées pour le second m’empêchaient de goûter pleinement cette subtile uchronie.

Les griffes et les crocs, écrit antérieurement mais publié en VF en 2017, m’a enchantée malgré une moins bonne réputation. Histoire, drame, humour, style et fond sont au rendez-vous pour ce quinté gagnant!

« Bon Agornin repose sur son lit de mort, à proximité de son trésor. Il vit ses derniers instants et toute sa famille est là : son fils Penn, qui est prêtre ; sa fille Berend, qui a fait un beau mariage ; Avan, qui suit son petit bonhomme de chemin à Irieth ; Haner et Selendra, les cadettes. Bon Agornin tient absolument à se confesser à son fils aîné. Il veut partir absous de ses péchés, d’autant que ceux-ci sont immenses : afin de pouvoir devenir un dragon de soixante-dix pieds de long, capable de voler et de cracher du feu, Bon a dévoré son frère et sa soeur. C’était une autre époque , se justifie-t-il, avant de mourir. Avant d’être dévoré à son tour par ses héritiers, comme le veut la coutume chez les dragons.« 

Dans cette Tiamath, ressemblant fort à l’Angleterre victorienne, les dragons composent une société régit par des règles draconiennes. L’organisation y est très hiérarchisée, codée et brutale. Illustre, Digne, Exalté, Eminant constituent des rangs enviables dans ce cadre collé-monté où la position et la taille priment sur d’autres qualités. Les dragons les plus chanceux possèdent de vastes domaines leur permettant de tenir leur rang, d’augmenter leur richesse, et accessoirement leur taille. Les autres reptiles délaissés par le tirage au sot de la naissance sont relégués aux échelons inférieurs. Parmi eux, les paysans s’usent dans les fermes des domaines, les serviteurs aux ailes attachées en signe de servage composent le personnel de leur maisonnée ou de leur prochain repas…

En effet, ces dragons sont carnivores et cannibales. D’autant plus que la chair draconnique est pleine de vertus dont la principale permet d’augmenter le volume, le courage et la puissance du gourmet. Ce cannibalisme est encadré par quelques règles dont en voici quelques unes. Lors du trépas d’un dragon, sa carcasse est répartie « équitablement » (au sens dragon, l’héritier ou le seigneur bouffe presque tout) entre l’héritier, les enfants, le pasteur se contenant de gober les yeux du défunt. Un seigneur a le devoir de maintenir la qualité de la race en dévorant les petits trop faibles, cette évaluation est laissée à la seule appréciation du maître des lieux… Les duels peuvent conduire à la dégustation de ce met de choix. Les serviteurs trop âgés ou fainéants finissent par servir de plat de résistance,….

Les dragonnes dans tout cela ? Elles sont réduites au statut de poules pondeuses ou de déjeuner. Parfois, elles évitent d’être un encas, et finissent employées.

Ainsi cette société connait deux fortes distinctions : le servage  – un autre nom pour l’esclavage (qui fut répandu en Europe pendant de nombreux siècles) – et une organisation hiérarchisée qui octroie des droits exorbitants.  La femelle, quant à elle, s’avère parfois utile!

C’est dans ce cadre idyllique que Bon Argonin, un vénérable dragon de plus de 500 ans, Digne de son état, décède. Il laisse 5 enfants –  son épouse a été croqué depuis belle lurette. Son ainé est pasteur auprès d’un Exalté et bénéficie d’une position privilégiée. Son dernier fils tente de se faire une position dans la capitale; sa taille et le peu de richesse accumulée ne lui promettent pas un avenir tout tracé. Les deux benjamines sont des dragonnelles en âge de prendre époux mais leur faible dot ne leur permet pas d’envisager un mariage intéressant, le risque de finir en casse-croute reste très élevé. Seule la fille aînée est tirée d’affaire grâce à un beau mariage. C’est d’ailleurs son époux qui hérite du domaine (et non pas le cadet), plus à même de défendre ses prétentions vue sa taille, son titre et ses richesses.

Les dernières volontés de Bon Argonin était de laisser le plus gros de sa carcasse à ses trois derniers petits tout comme sa maigre fortune…. Il en sera forcément autrement, les péripéties judiciaires et amoureuses qui s’en suivent sont assez délicieuses malgré leur prévisibilité. Le rythme est sans temps mort, le sort des derniers nés nous accrochent d’un bout à l’autre et quelques scènes provoquent un sourire ou une larme.

Ayant lu une bonne partie du cycle de Téméraire de Naomi Novak, le lien entre les deux mondes s’opère naturellement. Nous avons des reptiles intelligents, organisés et potentiellement violents. Certes leur croissance n’évolue pas de manière similaire, mais la taille et le prestige influent sur la perception de l’un parmi les autres. Les deux œuvres se glissent dans des sociétés franchement victoriennes et dénoncent les conceptions non égalitaires, le traitement des femmes, l’esclavage (ou servage); en fait tout lien de domination qui s’exerce dans la contrainte et la violence – les dragons étant l’élément victime et pour Les griffes et les crocs à la fois victime et persécuteur.

Jo Walton se réfère à Anthony Trollope un écrivain « victorien » du XIX° fort réputé en son temps et encore actuellement, cependant je pense que les lecteurs sont davantage familiarisés avec Jane Austen même si cette dernière n’est pas un auteur « victorien ». Les griffes et les crocs se pose en héritier de ces veines, dénonçant la condition féminine, l’ineptie d’une société s’appuyant sur des droits parfois extravagants, souvent iniques et brutaux. La violence y est certes bien moins physique dans Raison et Sentiment, Emma ou encore Orgueil et préjugés de Jane Austen ou dans Les chroniques du Barsetshire de Trollope, mais elle n’en demeure pas moins réelle.

Nous pourrions croire qu’il s’agit d’un combat d’arrière-garde et que la saveur du roman de Jo Walton tient essentiellement à la nostalgie et à l’humour léger qui imprègne les pages, mais il n’en est rien comme nous le rappelle trop régulièrement l’actualité.

L’utilisation des dragons en guise de protagonistes peut faire sourire ou pousser à s’interroger sur l’utilité d’un tel postulat de départ. Cependant, il aurait été difficile d’établir une société cannibale avec des êtres humains, car la violence physique ou psychologique au cœur de la thématique de Jo Walton perdrait de sa force, et le propos, de sa pertinence.

Malgré tout, le roman manque un chouïa de percussion dans son élaboration. Le ton léger, ni l’hommage aux romans victoriens de l’époque n’expliquent mon ressenti sur ce point. C’est la prévisibilité des aventures de nos dragons qui lui donne un côté acidulé trop prononcé et qui le font flirter avec du YA surtout dans sa partie finale qui atténue la portée.

Avec Terreur, ce sont ainsi deux romans lus consécutivement qui baignent en plein cannibalisme!

Merci à Lunes d’encre pour ce bon moment de lecture, je me suis régalée!

Les Griffes et les crocs est un roman  de Jo Walton fort agréable à lire, gourmand et féministe. Le dragon y est roi, victime et persécuteur dans cette société victorienne brutale. Les aventures proposées sont vivifiantes, alternant avec habileté l’humour et l’émotion. Se dévore tout seul!

Ce livre est pour vous si :

  • vous êtes un amateur  des romans anglais victoriens
  • vous adorez le dragon dans toutes ses formes
  • vous aimez Téméraire de Naomi Novik

En revanche, déconseillé si vous :

  • vous êtes un végétarien convaincu
  • vous recherchez un roman sombre, noir et sans espoir
  • si vous la perfide Albion vous reste encore en travers de la gorge

 

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Le livre :
  • 416 pages
  • 21 septembre 2017
  • Lunes d’encre
  • broché : 21,90€
  • e-book : 15,99€ AVEC DRM

61 réflexions sur “Les griffes et les crocs de Jo Walton

  1. J’ai le même avis que toi sur les autres livres de cet auteur qui n’a jamais vraiment su me convaincre. Du coup je ne me suis pas du tout intéressée à la sortie de ce livre 😛

    Mais ta chronique donne envie, c’est vrai que ça a l’air vraiment sympa. Le seul point qui me fait un peu peur est l’humour, je suis assez difficile sur ce point et en général les livres réputés pour leur humour n’arrive quasiment jamais à me faire rire, va savoir pourquoi xD. Mais bon, ce n’est pas le point central ici je l’ai bien compris du coup le reste peut aussi me plaire je pense.

    Du coup on verra, je l’emprunterais peut être à la médiathèque ^^

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    • C’était ma dernière tentative avec Jo Walton, et là j’ai été séduite.

      L’humour y est distillée avec parcimonie, c’est léger. Le but n’est pas de faire rire, tu as bien une ou deux situation qui fonts sourire, voire provoque un petit rire, mais l’humour n’en est pas le fond ni le ressort.

      Bref, c’est sympathique, pas gratuit et bien conduit. Je pense qu’il peut te plaire celui-ci! 🙂

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  2. Je l’ai trouvé intéressant, ce roman. Le côté acidulé apporte un contrepoint bienvenu au côté peu glop des thèmes sociaux abordés et du cannibalisme, et finalement on passe un moment agréable tout en réfléchissant tout de même à la condition de la femme, du domestique, etc, dans une société Victorienne, voire néo-féodale. Et puis bon, rien qu’en repensant aux juges dragons à perruques et aux dragonelles à chapeaux pleins de rubans et de fleurs, j’en souris encore, tiens.

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    • Exactement.
      Le procés est un moment assez intéressant avec le genre d’humour que j’apprécie.
      Je l’ai achevé la semaine dernière, et je m’aperçois qu’il y a plein de petites choses qui restent et qui aurait mérité un mot.

      Lecture très agréable pour moi aussi! 🙂

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  3. Je dirai que moi, tu m’as convaincue!!!!Vive les dragons!!!!
    Allez je vais tenter tout ça, un de ses 4′ Merci pour la découverte, ça me fera sortir de ma zone de confort et je ne me rappelle pas avoir déjà lu des histoires de dragons, donc c’est l’occasion!

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  4. Je l’avais repéré chez Apophis, celui-là ! Toujours pas acheté, mais j’ai vraiment envie de le lire une fois. J’aime beaucoup le personnage de Jo Walton (je crois qu’elle m’a fait plus forte impression que ses livres, jusqu’à maintenant haha) et le côté Downton Abbey n’est en tout cas pas pour me déplaire 🙂

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  5. Ce qui est bien avec tes « Ce livre est pour vous » et « En revanche, déconseillé », c’est que cela sert dans les deux sens. Les romans victoriens, les dragons et la témérité ne sont pas pour moi.
    Ce n’est pas avec ce roman que je lirai du Walton, malgré des sujets intéressants.

    Je remarque aussi que tu as craqué pour l’omnibus Mysterium. Si tu arrives au bout, tu vas te faire 6 points, et le troll va se prendre 6 poings !

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    • Je te dirai la même chose qu’à Yogo : même si j’ai aimé ce roman, je ne pense pas qu’il soit pour toi! Donc, effectivement tu ne liras pas du Walton avec celui-ci.

      Oui, tu as été des plus convaincant au sujet de l’omnibus!!! Je suis à la moitié de Mystérium… et si au début j’étais assez mitigée, maintenant je me régale.
      Le Troll va prendre une pâté! En revanche, je ne sais pas si les poings d’un lutin seront suffisant pour lui tanner le cuir… Enfin, merci pour ce moment de franche rigolade! 🙂

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    • Oui, j’ai beaucoup aimé. Certes, ce n’est pas un grand roman, et il a quelques défauts, mais je trouve qu’il traite de nombreuses questions avec humour, et il y a plein de petites choses pas perceptibles immédiatement.

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  6. […] En conclusion, je me sens mal à l’aise car je me dis qu’avec un peu plus d’efforts, j’aurais pu au final adhérer et éviter de passer à côté de quelque chose. Mais, en même temps, lorsqu’un livre ne correspond pas à vos goûts, il ne vaut mieux pas se forcer. Après tout, ce roman peut-il plaire à d’autres? Pour cette raison, je vous invite à lire d’autres chroniques plus enthousiastes de la blogosphère pour vous faire une autre idée : Apophis, Lecture 42 et Lutin82. […]

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