Tigane – Guy Gavriel Kay

Une petite claque pour cette Palme de Kay!

L’Atalante

En guise de petit clin d’œil à l’article Les coulisses du critique, je vous joins le résumé éditeur du somptueux roman Tigane de Guy Gavriel Kay.  J’aborderai l’histoire – sans en dévoiler la conclusion – dans les différentes parties de ma chronique; alors c’est cadeau!

« Depuis ce jour fatal où son fils bien-aimé fut tué, Brandin d’Ygrath ne vit plus que pour sa vengeance.
Il ne lui suffit pas que Tigane soit rayée de la carte, il faut aussi que tous les natifs de la cité meurent à leur tour. Qui peut contrer le tyran ? Alessan, le prince héritier, engagé dans la résistance sous le masque d’un ménestrel ? Dianora ? Originaire de tisane, elle s’est juré de le tuer, mais elle a un désir profond de cet homme. Alberico, le sorcier, avec qui Brandin partage le pouvoir ? A la seule évocation de Tigane, des forces obscures s’affrontent.« 

Guy Gavriel Kay nous propose un roman de fantasy inspiré de la Renaissance Italienne, et conformément à son habitude, la qualité de cette description aussi bien dans l’esprit que dans le visuel est remarquable. Aussi, le lecteur ne peut-il que plonger avec extase dans cette Palme captivante et déchirée.

La Renaissance italienne mise en valeur

Nous découvrons effectivement non pas la Botte italienne, mais une Palme baignant dans une mer bordée de trois pays expansionnistes, Ygrath, Barbador et Khardhun. Ceux-ci mènent régulièrement des raids contre la péninsule afin d’arracher des richesses et bien souvent des captifs à vendre aux marchés des esclaves. Les villes côtières sont donc des endroits vulnérables, comme au temps de l’Italie de la Renaissance aux prises avec les arabes et berbères écumant les ports à la recherche de tribus, d’esclaves et de femmes destinées aux harems.

Ce contexte historique similaire à l’époque italienne est un ressort essentiel dans l’intrigue que nous propose l’auteur canadien, car la protagoniste principale va dans un premier temps se protéger de ces incursions en s’enfonçant dans les terres, avant de rechercher une de ces villes afin d’infiltrer le harem d’un des tyrans. En sus, comme à son habitude, Kay colle avec la réalité historique du pays qu’il souhaite faire vivre sous sa plume.

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Mais, il ne se contente pas de ce contexte chaotique pour donner à sa Palme une saveur italienne. Il renforce ce trait avec une instabilité politique interne retraçant les divisions et les conflits animant les différentes provinces et cités de notre Botte, bien à nous. La période est très instable comme dans le fil de notre Histoire, et ainsi propice à des tentatives de conquêtes; ce que réussissent Brandin d’Ygrath et Alberico du Barbador, en s’emparant de 8 des 9 provinces…

L’économie joue aussi son rôle, que ce soit l’influence du commerce, terrestre et maritime, le vin, l’agriculture. Ce ne sont certes que des touches, ici ou là, mais elles participent à l’immersion du lecteur.

Et cet ensemble de détails, ce travail sur l’ambiance est primordial car contrairement au trois romans déjà chroniqués dans ce blog ( Les chevaux Célestes, Le Fleuve Céleste, Les Lions d’AL-Rassan) l’auteur ne base pas son roman sur une période bien précise en animant des personnages historiques passés à l’encre de sa plume, mais se saisit de protagonistes originaux évoluant dans une intrigue qui leur est propre.

Aussi, l’atmosphère qui se dégage est-elle un facteur crucial dans l’équilibre et la réussite de son roman. Outre, les ressemblances géographiques et contextuelles, le point fort de l’auteur est de retranscrire une culture, ou des cultures comme s’est le cas une fois encore dans Tigane.

La Renaissance Italienne ne se résume pas à un essor architectural et économique, les arts et les idées qui se véhiculèrent à travers l’Europe constituent un leg tout aussi important et prégnant.

Dans la Palme, sous la botte (désolée, je n’ai pas pu m’en empêcher.. 😉 ) de deux tyrans, l’art tient une place prépondérante tout comme la volonté d’unir la Main italienne contre l’envahisseur et oppresseur.

En l’occurrence, la religion, la musique et la poésie jouent ce rôle de marqueur culturel. Elles s’avèrent non seulement une marque identitaire de premier plan, mais occupent aussi des moments pivots dans l’histoire, de là à dire que la culture tiganaise est un personnage en soi dans le récit, il n’y a qu’un pas que je franchis allégrement. La Lamentation d’Adaon en est l’illustration parfaite….

Néanmoins, le roman s’avèrerait moins immersif (et percutant), en l’absence d’un contrepoint tout aussi soigné que Tigane. En effet, avec la seule Palme bénéficiant d’une construction et d’une saveur culturelle prononcée, les antagonistes au Prince Alessan de Tigane ne feraient figure que de tyrans interchangeables, déséquilibrant par leur présence même l’harmonie créée.

Aussi, Bradin d’Ygrtah véhicule-t-il une touche ottomane avec l’importance du Khav et de ses échoppes, son harem, les jardins et fontaines dans les patios de son château, et même dans la manière dont il aborde la guerre et la conquête.

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Une intrigue captivante

En vous lançant dans cette aventure, vous serez conscients des enjeux posés dans la paume de cette main italienne tiganaise. Battue, divisée entre deux tyrans, cette péninsule vit sous le joug de l’envahisseur, l’un plus cruel que l’autre au quotidien. En effet, si Albérico, le colérique, est un sorcier au tempérament versatile et barbare, Brandin, plus raffiné, fait montre d’une cruauté sophistiquée et sans doute plus viscérale.

Ses armées n’ont guère rencontré de résistance lors de sa conquête des provinces de la Palme, aussi décide-t-il d’envoyer son dernier né, son fils préféré, se faire la main lors d’une bataille contre les force de Tigane. Or, l’affrontement tourne mal – ou bien en fonction de la partie – et ce dernier meurt au combat.

Fou de douleur, Brandin se venge en rasant les villes principales, dont la capitale, et grâce à sa magie oblitère le nom même de la province coupable. Il l’écrase aussi sous les impôts, confiscations et taxes, alors qu’il se montrera bien plus juste et mesuré avec les autres contrées et cités conquises.

Alessan, fils de Valentin, prince de Tigane décide de restaurer ce nom, d’éviter l’oubli définitif de son pays, de sa culture. Il a un plan : tuer le tyran. Il a une petite équipe, qui va grandir peu à peu. Il a des alliés discrets et puissants. Il a un rêve : unir la Palme.

Sans armée, sans des ressources importantes, cette partie va se jouer sur le plan politique, sur la déstabilisation des rouages administratifs mis en place par les tyrans, sur quelques coups de main, et surtout sur la possibilité de monter Albérico contre Brandin…

Alessan n’est pas le seul à rêver de vengeance, le Duc d’Astibar également, ce qui en fait potentiellement un allié de circonstance. Éventuellement.

Ce que le Prince ne soupçonne pas, c’est l’infiltration au plus près du sorcier d’une jeune femme folle de douleur et ivre de vengeance. En effet, Dianora, enfant, a perdu son père lors de la bataille contre Brandin, a vu sa mère sombrer dans la dépression, son frère maltraité et s’enfuir du domicile, et ne supporte pas la menace d’oubli qui pèse sur sa chère Tigane. Elle compte assassiner Brandin, libérant ainsi sa province du sort magique qui pése sur son avenir. Un seul hic, son cœur.

Le lecteur va ainsi alterner d’un protagoniste à l’autre, découvrir les plans étudiés, leur déroulement, les voir menacer, sentir le danger, la mort rodant à un souffle. Mais, le plus cruel, pour lui sera d’avoir un cœur qui bascule pour l’un ou pour l’autre. Les chausses-trappes sont nombreux, les tyrans ingénieux, et sur le qui-vive, alors la partie est loin d’être courue d’avance. Tension et suspens sont au rendez-vous!

La trame principale est nette, et claire. En revanche, le chemin emprunté est tortueux, et complété par des sentiers cachés et des routes secondaires. En quelques mots : de quoi vous régaler.

Des personnages dignes de ce bel écrin

Trois personnages tirent somptueusement leur épingle du jeu : Devin, Dionara et Brandin.

La majeure partie du récit ayant trait à la trame d’Alessan est vécue par le truchement d’un chanteur d’exception, Devin. Si au début du roman, il apparaît immature, prétentieux et même un peu benêt, il évolue tout au long du roman, vers un homme loyal, détermine et futé. Il garde un côté agaçant toutefois, avec les hormones qui le travaillent à la vue de la courbe d’un sein ou d’une jambe… Le fait que nous découvrions avec lui, les différents événements, tout en prenant peu à peu conscience des enjeux, des forces et des faiblesses des parties en présence, joue indéniablement un rôle dans l’affection que le lecteur lui porte.  Notre perception de vraisemblance quant à ce protagoniste est fortement lièe à l’ensemble du récit. Au final, avec ses doutes, sa compréhension des actes de chacun, même ceux moralement douteux, il devient crédible et un personnage au-dessus du lot.

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Je ne vais pas y aller par 4 chemins, le roman en comprend suffisamment. Dianora s’avère – sans doute – un des personnages féminins les plus fascinant de la fantasy. Sa soif de vengeance, n’est pas le seul sentiment qui l’anime. La vengeance n’explique même pas la psychologie de Dionara, elle n’en est que la conséquence. Le désir de revanche prend sa source dans son sens du devoir et des responsabilités. Elle est persuadée qu’elle doit supprimer Brandin. Et si adolescente, le monde lui apparaissait sous des dehors nets, avec des contours précis, les années ont façonné cette perception pour lui délivrer une vison bien moins manichéenne ou dichotomique. Cette évolution dans sa psyché n’est pas qu’une affaire de construction et de dynamique du personnage, pour nous le rendre plus vivant et sympathique. Ses prises de décisions vont être colorées par ces perceptions en constante affinage… Et quand elle comprend que la tâche initiale qu’elle s’est elle-même imposée prend du plomb dans l’aile, son désarroi est profond alors quelle est partagée, déchirée par le devoir et la réalité. Toute seule, isolée, elle ne cède jamais, et cherche constamment à dépasser son dilemme. Quelle femme! Et puis, Kay nous construit une trame dramatique qu’il est difficile de ne pas s’y laisser prendre…

Brandin est tout aussi captivant. Kay dans sa postface écrit qu’il voulait un méchant qui soit un homme bon à la base. Il y parvient, et franchement, il devient un antagoniste de choix! Ses motivations initiales son limpides : venger et punir. Puis, peu à peu, il prend la dimension de ses conquêtes, se sent de plus en plus investi non plus en tant que tyran et conquérant, mais comme gouvernant d’un peuple, de son peuple. Il est intelligent, particulièrement charismatique, un sorcier doué, raffiné, cultivé, capable d’amour et d’empathie,… et de cruauté aussi, qu’il assume comme chacun de ses actes. Quel méchant!

Bien entendu ce ne sont pas les seuls, mais je trouve Alessan trop parfait, Baerd énigmatique et ténébreux à souhait, le Duc, intéressant, Alérico tyranique,…

Un roman de Fantasy typique de Kay et même plus

Roman de fantasy n’est pas synonyme forcément de gros effets pyrotechniques et magiques avec Kay, notamment. Dans Tigane, il va vous surprendre car, la thaumaturgie est bien plus présente, avec nos deux tyrans, sorciers et d’autres magiciens qui vont faire leur apparition en cours d’aventure. Cette magie est présentée comme une réserve d’énergie qui nécessite du temps pour être reconstituée, et une fois vidée, plus de magie disponible. Les sorciers possèdent un réservoir plus ou moins grand, et présentent plus ou moins d’affinité avec les possibilités offertes. Ainsi, certains pourront-ils tout juste allumer une flamme du bout des doigts, a lors que d’autres influencent des armées entières; pratique dans les plans de conquête, non?

Et comme la puissance n’est rien sans contrôle, il y a aussi quelques dangers dans son utilisation.

Entre magie et mysticisme, vous découvrirez les Marcheurs de la nuit, qui interviennent… la nuit, de manière particulière…. Il y a aussi 2 lunes dans ce roman.

En revanche, qui dit roman de Guy Gavriel Kay, dit rythme posé, presque lent, sans qu’il ne s’agisse de quelque chose d’ennuyeux! Surtout que nous naviguons d’une trame (Alessan) à l’autre(Dionara), avec quelques incursions dans des voisinages proches de l’intrigue principale, ainsi que dans le passé.

La Fantasy parvient parfois, dans ses meilleurs expressions, ses meilleures œuvres à aller au delà de la fiction et du divertissement, à évoquer notre monde à travers un prisme autre. La magie, le cadre ne peuvent pas changer la nature humaine. Guy Gavriel Kay exploite cette liberté pour aborder des thématiques délicates avec une subtilité certaine et habileté : résilience face à l’oppresseur, patriotisme, devoir de mémoire, l’histoire et la culture comme ciment d’identité, la reconnaissance, le devoir,…

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Un gros coup de cœur mais, soyons chipoteurs !

Guy Gavriel Kay a publié ce roman en 1990. Dans l’intervalle, j’ai eu le bonheur de lire le diptyque Céleste et Les Lions d’Al-Rassan, l’évolution dans la construction et dans l’écriture sont sensibles. Pour autant ce ne sont que quelques points de détails qui poussent à faire ce constat. La plume n’est pas aussi musicalement travaillée que pour les Lions qui joue sur les tempos pour s’adapter à celui du récit, au diapason des différents moments. Sans que dans Tigane, elle s’avère monotone, elle ne bénéficie pas de cette parfaite modulation.

Les lecteurs de l’auteur reconnaîtrons sans peine l’utilisation des multiples points de vue pour couvrir tous les aspects d’une scène, ou d’un moment clé. Il arrive à Guy Gavriel Kay d’en abuser dans Tigane, coupant légèrement la dynamique du récit, et le dotant alors d’un peu de redondance.

L’utilisation des Marcheurs de nuit laisse une petite sensation d’inachevé. L’idée est fort intéressante et apporte une dimension religieuse-mystique, mais n’aboutit pas réellement à quelque chose de « concret » dans le récit…

Enfin, pour finir de chipoter, il y a un petit ventre mou à un tiers du roman, alors que nous suivons les péripéties de la fine équipe.

Malgré ce propos qui relativise un chouïa ce qui est écrit plus haut, Tigane est un gros coup de cœur, et mes attentes ont largement été dépassées par ce roman datant de près de 30 ans!

Tigane est un magnifique roman de fantasy, s’inspirant de l’Italie de la Renaissance. Guy Gavreil Kay y anime des personnages qui en sont une de ses forces et qui charmeront les lecteurs tout autant que le cadre captivant. A lire!

Ce livre est pour vous si :
  • vous aimez la fantasy historique
  • vous souhaitez lire un roman avec des personnages charismatiques, même des méchants.
  • vous adorez Guy Gavriel Kay
je vous le déconseille si
  • vous détestez tout ce qui est magique
  • c’est un pavé! Non merci.
  • vous chercher quelque chose de plus linéaire et qui pète dans tous les sens
Autres critiques :

Boudicca – Les blablas de Tachan

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45 réflexions sur “Tigane – Guy Gavriel Kay

  1. Oh que j’ai aimé cette histoire ! Après lecture, le récit m’a trotté dans la tête quelques semaines… C’est ça la « magie » que je ressens avec la plume de GGK. J’ai aimé ces personnages, pleins d’imperfections. Bravo pour cette chronique !

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  2. Superbe bandeau de la Place St Marc ! J’ai commencé Tigane à Venise en 99…
    C’ est un très beau livre; comme je l’ai lu il y a longtemps, il faut que je m’y replonge.

    On annonce encore de belles chaleurs par chez vous…
    Courage ! et bonne semaine

    Aimé par 1 personne

    • Oui, j’ai trouvé que cela représentait bien l’Italie de la renaissance.
      Très beau livre presque parfait! Relis-le, oui!

      Oui de très forte chaleur…. Va falloir s’hydrater!

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  3. C’est le premier Kay que j’ai lu et j’en garde un souvenir très ému. Contente de voir que ça t’a plu, ta chronique rend bien hommage au roman ! 🙂

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  4. À chaque fois que je vois une chronique, toujours positive, de Guy Gavriel Kay, je me dis qu’il faut vraiment que j’en lise. Et puis quand j’en croise, je vois la taille, je repense au style assez lent, et je me dis que ça sera pour une prochaine fois. Mais un jour, c’est sûr… =P

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  5. Grâce à Aelinel, j’ai ce livre ainsi que Al-Rassan si je me rappelle bien, dans ma nouvelle liseuse ❤ Ils étaient dans ma wishlist depuis un long moment. Ton avis confirme encore une fois tout le bien que l'on dit de l'oeuvre de Kay. Après, je suis étonné que ses titres ne soient pratiquement jamais repris dans les listes des Must Have de la Fantasy. J'ai hâte de m'y mettre à cette lecture 🙂 Merci pour ton retour de lecture passionné et très détaillé comme toujours.

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  6. Très belle chronique, j’y retrouve bien les éléments dont tu me parlais autour de notre petite bière et ça me donne encore plus envie de le lire !
    J’ai déjà les Lions dans ma pile, mais tu me conseillerais de démarrer avec lequel pour découvrir Kay ? Maintenant que tu en as lu plusieurs 🙂
    Des bises !

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  7. En fait je l’aurais sûrement déjà lu si ce n’était pas un tel pavé (et en plus à l’époque où je voulais l’emprunter en bibliothèque ils ne l’avaient qu’en grand format, quelle brique !). Mais un jour peut-être…

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