Déracinée – Naomi Novik

Le compte conte est bon

Prix Nébula 2015

Prix Locus

Nomination Prix Hugo

« Pour les protéger des forces maléfiques du Bois, les habitants d’un village peuvent compter sur le Dragon, un puissant mage. Mais en échange, ils doivent lui fournir une jeune fille qui le servira pendant dix ans. L’heure du prochain choix approche et Agnieszka est persuadée que le Dragon optera pour Kasia, belle, gracieuse et courageuse, tout ce qu’elle n’est pas. Mais Agnieszka se trompe… »

Cette lecture a été faite en compagnie d’Audrey de Light & Smell et nous partageons le même ressenti à l’issue de notre voyage. Pourtant rien ne me prédisposait à lire ce roman en forme de conte de fée. Et même le résumé éditeur ne propose pas une fantasy révolutionnaire, avec comme un parfum de déjà lu.

Cependant, un petit détail titillait ma curiosité et éveillait mes papilles gustatives cérébrales, le roman a remporté, mine de rien, deux prix prestigieux de l’imaginaire, le Nebula et le Locus, et a terminé dans la short-list des nominés aux Hugo. Certes, ce n’est pas un gage de qualité absolue (j’ai eu quelques belles déceptions), mais mon sixième sens lutinesque me soufflait qu’il ne s’agissait sans doute pas d’un simple conte merveilleux.

Il était une fois…

Le mage Dragon protège les contrées alentours de l’influence envahissante du Bois. En échange de sa présence continue et salvatrice ainsi que d’interventions ponctuelles et curatives, il « prélève » une jeune femme sur le village le plus proche de sa Tour, qui le sert pour une dizaine d’années. Après ce passage dans cette forteresse, les jeunes adolescentes, devenues femmes, choisissent de s’installer ailleurs. Vous comprendrez ainsi, une des premières significations du titre de ce roman de Naomi Novik, Déracinée.

Le temps est venu de choisir une autre « auxiliaire », tout le village se « réjouit », en préparant une fête digne de leur protecteur, saluant la bonne volonté de la jeune femme choisie par le puissant sorcier. Les enfants potentiels ont été couvés pendant dix-sept années par leur famille et les habitants, car tous savent que la charge de l’élue sera importante. Tous ignorent en quoi consisteront les services – passés et futurs – ni si ces derniers ne seraient pas réprouvés par la morale, derrière Dragon se cache peut-être un pervers-pépère ou un Don Juan tombeur de jeunes filles. La question vient à l’esprit du lecteur, car il apparait qu’aucune des jeunes femmes précédentes ne possédaient de don particulier.

Cependant, faire le ménage et la cuisine telle la Cendrillon de base semble un peu mince comme levier narratif, toute talentueuse que soit l’auteur… Ce petit mystère éveillera forcément mon intérêt, mais nous y reviendrons.

Ainsi, le jour J arrive, et il est aisé de deviner une suite au résumé éditeur. Ce n’est pas donc pas la superbe Kasia dont la beauté et la grâce en font la victime toute désignée qui sera choisie pour accompagner le mage dans sa Tour isolée, mais notre héroïne Agnieszka. Celle-ci, au tempérament bucolique, plus casse-cou et garçon manqué que jeune femme posée et élégante, s’avère digne d’un membre du Petit Peuple. Une fois la première surprise passée, Dragon va s’apercevoir qu’elle n’a aucun goût pour les vêtements sophistiqués, est nulle en cuisine et n’aime pas faire le ménage. En revanche, elle possède une étincelle de magie qui a porté son choix sur la demoiselle.

L’apprentissage va être cahin-caha, Agnieszka, étant aussi une forte tête, un peu butée sur les bords et prompte à faire nombre de conneries : ouvrir des fioles dangereuses, se porter au secours de ses amis, se balader à proximité du Bois, ….

Les relations sont donc du style, « je t’aime moi, non plus », entre incompréhensions et révélations. Les deux héros vont finalement se trouver en première ligne pour lutter contre l’influence grandissante et dévorante du Bois, surtout que ce dernier parvient à subjuguer des humains, sorciers et princes. L’issue semble scellée pour l’ensemble de la Vallée, mais nous nous doutons que l’effrontée Agnieszka aura un rôle majeur dans le dénouement.

Je ne suis pas une grande fan des histoires d’amour dans les romans, surtout quand elles ne sont présentent que pour émoustiller les demoiselles ou les jeunes hommes accros aux hormones. Généralement, elles manquent de saveurs et d’originalité. Ici, la romance, bien que prévisible, passe le filtre de ma patience, surtout que l’auteur ne s’y appesantit pas. Elle occupe juste l’espace qu’il faut, tout en poursuivant une logique d’attraction.

Le conte, entre hommage et influence

En lisant cette chronique, je suis certaine que certains d’entre vous (hello Apophis) se demandent ce que cette histoire peu avoir d’intéressante et, me connaissant, comment ai-je pu achever le roman…

Si quelques contes célèbres vous viennent immédiatement à l’esprit, c’est tout à fait naturel. Impossible d’échapper au parallèle avec La Belle et la Bête, le nom de Dragon n’étant pas étranger à ce rapprochement. Leurs interactions assez chaotiques, initialement, puis dans l’apaisement autour de leur passion pour la lecture confirment cette filiation assumée et même revendiquée.

Ce n’est pas le seul conte auquel rend hommage Naomi Novik. Le Bois est un personnage à part entière, et il opère d’une façon qui fait penser à celui de La Belle au Bois Dormant (pas celui de Disney, hein…). Voilà pour les plus populaires, car nous pourrions creuser davantage, mais ce n’est pas le but. L’essentiel est de comprendre que l’auteur rend hommage à ces nombreux récits qui nous ont accompagnés pendant notre enfance, ont participé à notre évolution, à l’éveil de notre sensibilité à la littérature de l’imaginaire, …

Naomi Novik est d’origine slave, et cette influence est très présente dans Déracinée (de là, à dire qu’il y a une notion autobiographique dans le choix de ce titre, c’est bien possible). L’auteur la revendique directement dans la postface. La figure de conte mis en avant est celle de Baba Yaga, qui possède plusieurs facettes. Le lecteur pourra ainsi détecter les contes comme Ivachko Oursan ou encore La Fille-Roi, avec l’importance de la Reine-Bois, de la notion l’épreuve, les arbres-coeurs,…. Baba Yaga fera même une apparition directe en cours de roman. Il est ainsi difficile de se tromper.

Cette influence slave est perceptible, sans doute pas dans la structure elle-même ni dans son dénouement, mais avec une ambiance résolument plus proche de la Dark Fantasy que du merveilleux. Le Bois pèse énormément dans la balance slave. Nous pourrions le voir comme une pourriture qui envahit peu à peu la Vallée, une âme noire pervertissant la faune et la flore sous sa coupe, telle une gangrène végétale. Et si cette première impression est assez claire en début de lecture, elle varie subtilement au fur et à mesure des chapitres, le Bois apparaissant bien plus ambigu qu’une simple moisissure envahissante. La tragédie qui réside au centre de l’histoire s’inspire directement de cette mythologie d’Europe de l’Est.

L’art du subterfuge

Il est facile de se laisser prendre par cette histoire inspirée des récits de notre enfance, porter par l’histoire – la plume étant vraiment efficace – et finalement de ne pas savourer toutes les subtilités de l’ensemble. Ou bien de ne s’arrêter qu’à cette seule facette, et de repousser cette lecture avec une certaine mépris incompréhension.

D’autant que Naomi Novik s’appuie sur l’ensemble des codes narratifs du genre pour construire Déracinée.  Tout les éléments balisent le chemin. Déjà, le résumé ne fait pas mystère de l’inspiration assumée (puis déraillée) de célèbres contes. L’héroïne est totalement dans les canons et les stéréotypes pour souligner davantage encore la démonstration, la Bête le Dragon est également façonné dans cette argile, et que dire des protagonistes qui accompagnent ce duo…. Il est possible de tomber dans le piège tendu, et de les prendre pour les héros de notre histoire. Or, le personnage central qui brille par sa présence, son ambivalence et même son histoire est le Bois; être éthéré, impalpable,  irréel par essence, massif, imposant par son influence et sa présence (je sais, cela semble paradoxal). Nous avons bien un corps massif qui dissimule et une intelligence qui pilote, une âme en colère, protectrice et dangereuse.  C’est le joyau de Déracinée, l’originalité du roman qui, tout en s’appuyant sur la forme du conte, un ensemble narratif emprunté à cette tradition bien souvent orale, nous délivre une fantasy tendant vers la Dark, plongeant ses racines dans l’amertume, le dépit et le désespoir.

Il n’est pas étonnant d’apprendre que Baba Yaga représente aussi le gardien du Royaume des morts, inspirant de nombreux cycles de dark dont celui de Leiber, Le cycle des Epées avec une certaine Ningauble…

Enfin dernier atout, j’ai beaucoup aimé le système de magie puisant dans la réserve végétale et terrestre, l’association de deux thaumaturgies possibles lors d’une association sous forme de tissage très visuelle, et des limites liées à la façon dont le protagoniste perçoit son environnement.

Ainsi, j’achève Déracinée de Naomi Novik emportée par un récit qui se lit d’une traite. L’auteur de Téméraire change de registre, avec habileté et propose un récit qui possède de la sensibilité et une trame qui se dévore. Il y a bien quelque défauts et quelques facilités narratives, mais qu’importe, le charme opère!

Ce livre est pour vous si :
  • vous savourez les fantasy dans les tons sombres
  • vous aimez les Téméraire
  • vous êtes amateur des détournements de contes
je vous le déconseille si :
  • Vous avez du mal avec les « personnages de paille »
  • Vous n’avez aucune fibre écologique
  • Pour vous les contes, c’est pour les enfants
Autres critiques :

Le BibliocosmeFeygirl

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59 réflexions sur “Déracinée – Naomi Novik

  1. J’avais lu et beaucoup aimé la série des Téméraire, mais elle m’a beaucoup plus convaincue avec Déracinée, que j’ai lu d’une traite (ne recherchant pas non plus de réécritures de contes de fées, ni de romances). J’y ai trouvé comme un vent de fraîcheur et d’originalité, et j’ai trouvé les personnages très humains et attachants.

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  2. Il est dans ma PAL depuis sa sortie en VO, j’avoue que certaines chroniques m’avaient refroidi à l’époque. Je vais peut-être finalement le faire remonter au niveau de ma liste de lecture suite à ta chronique.
    Par contre Téméraire, le premier tome plutôt moyen à mon goût a fait que je n’ai jamais continué la suite.

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  3. J’avoue que je suis encore en mode « raz le bol » de toutes ses ré-écritures de conte dont on nous bassine depuis quelques années xD
    Et je n’aime pas particulièrement les contes de base, je pense que c’est le fait qu’on les connait tous du coté Disney et j’ai toujours détesté les Disney (j’ai vu les films trop tard, dans ma période ado ou c’était déjà trop « pour les enfants » et je n’arrive toujours pas à les regarder maintenant)

    Du coup je ne suis pas vraiment encore dans le bon « mood » pour avoir envie de me lancer dans celui ci, même si je sais que je suis capable d’apprécier Naomi Novik quand elle fait du jeunesse.
    Peut être un jour, mais dans pas mal de temps xD (ou sur un coup de tête, qui sait, je l’ai vu à la médiathèque)

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    • Je comprends.
      Maos si cela peut t’aider à faire un pas dans un sens ou l’autre, sache que l’aspect conte de fée est sensible dans les tous premiers chapitres, avant de prendre une tournure vraiment différente.

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  4. Je l’ai fini hier justement ! (la chronique est prête et arrive en fin de semaine ^^) En tout cas je suis tout à fait d’accord avec ton ressenti et les influences que tu cites. Pour ma part j’ai surtout adoré les scènes du Bois, tant pour le décor que pour le côté épique de certains passages.

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  5. Quelle chronique ! Ton avis détaillé me rend curieuse et me donne envie de découvrir ce récit à mon tour. Et puis cela fait quelques semaines que je peux admirer sur les réseaux sociaux la magnifique couverture du format poche.

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    • AH! je suis trop contente de titiller ta curiosité. Il est vraiment sympa et la couverture de l’édition poche – superbe – donne un excellente idée des influences et de l’ambiance.
      Alors, je peux que t’encourager à craquer!

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  6. C’est marrant parce que j’avais commencé à lire le grand format au moment de sa sortie, et je n’avais pas réussi à entrer dans le roman, cette héroïne trop « servile » (en tout cas au début, ça change sans doute par la suite) qui accepte malgré les traitements plutôt dégradants de son hôte de s’occuper de la maison m’a énervé au plus haut point… En tout cas c’est le souvenir que j’en ai gardé.
    Il faudrait peut-être que je lui redonne sa chance. 😉

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    • je comprends tout à fait ton sentiment premier, car, le roman débute vraiment comme La Belle et la Bête, avec une jeune femme servile même si elle se met en pétard. Et si on se met dans la tête que c’est l’héroïne, le personnage central de l’histoire, effectivement, le roman perd de sa saveur, car, elle n’est finalement qu’un faire-valoir (bon, je forcis le trait).

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  7. Au premier abord, ce roman ne m’a pas du tout intéressée… Et puis j’ai fini par tilter sur le nom de l’auteur – j’ai lu et beaucoup aimé Téméraire quand j’étais plus jeune (j’ai l’impression d’être une vieille grand-mère à dire ça aha). Du coup je me laisserai sans doute tenter, surtout après avoir lu ta chronique, ça titille pas mal ma curiosité 😊

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  8. Oh que oui, le charme a opéré chez moi aussi ! Le côté dark était un véritable atout, et j’ai trouvé la fin vraiment convaincante ! L’un de mes coups de coeur de cette fin 2018 *_*
    Magnifique chronique, bravo Lutin !!!

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