Le jeu du Démiurge de Philippe-Aubert Côté

Le sommeil des arbres-machines

Le jeu du Démiurge, tome 1

Alire

Avec un tel titre et une superbe couverture de sf flirtant avec des éléments de fantasy, difficile de prime abord de deviner la tendance principale du roman de P.A. Côté.

Surtout que démiurge brouille les cartes avec délice, plusieurs acceptions tenant au deux genres de l’imaginaire pouvant s’appliquer. En effet, l’auteur s’est fait plaisir avec ce roman ambitieux ne délaissant pas le fond au profit de l’action, ou bien le worldbuilding au profit de la trame.

Pour un premier roman, Le jeu du Démiurge ne s’en laisse pas compter et nous propose une histoire qui mérite le détour.

« 2901 – Les Éridanis, lointains descendants hermaphrodites des humains, ont entrepris de coloniser la Voie lactée en s’établissant de planète en planète. À bord du Lemnoth, ces posthumains de chair et de métal s’apprêtent à accomplir un nouveau saut interstellaire afin de fonder une autre colonie sur Selckin-2. Parmi eux, Nemrick, de la caste des Ludis, qui a intégré la mission afin de suivre l’amour de sa vie, le Techno Rumack, qui rêve de créer un milieu de vie idéal pour leurs descendants…
3045 – Plus d’un siècle après l’arrivée des Éridanis, de nombreuses cités s’éparpillent sur Selckin-2. Elles sont habitées par les Mikaïs, une race à mi-chemin entre homo habilis et homo sapiens créée par Rumack. Ce sont eux qui ont construit les prodigieux édifices de ces villes pourtant prévues pour des Éridanis »

Commençons par ce fameux Démiurge, figure divine régulièrement utilisée en fantasy pour donner de l’opposition – ou un coup de main surnaturel – aux protagonistes. Pour Platon, il correspond à la divinité qui créa le monde, la définition de mon dictionnaire évoque « un être émanant d’un être suprême et parfois considéré comme malfaisant« , la nuance utilisée en fantasy; enfin, il y a « le processus créatif d’un œuvre d’envergure« . Avec un tel titre, le choix assez ouvert comporte nombre de promesses.

Si j’entreprends de donner les bases du démiurge, mon intention n’est pas d’étaler un semblant de culture sur ma tartine bloguesque; englober les multiples traits du démiurge s’avère un préalable utile pour savourer le roman, ou tout au moins son titre et en comprendre la promesse.

Mais alors qu’en est-il ? Nous orientons-nous vers de la SF ou de la fantasy ?

Je reprendrais la dédicace de l’auteur rédigée pour votre Lutin :

« Je vous rassure , on ne meurt pas à chaque chapitre dans ces deux romans, mais on se bagarre un peu 🙂 . Et surtout, on a de la SF qui flirte avec la fantasy – ça devrait rendre le tout amusant. »

Je confirme, ayant lu le premier tome, Le Sommeil des Arbres-machines, qu’il s’agit bien de SF mâtinée d’un touche de fantasy. Cette dernière s’explique d’ailleurs assez logiquement, sans être proprement dit une régression socio-technique (comme nous le trouvons chez Cherryh par exemple). D’ailleurs, il n’y a point de magie au sens premier du terme.

La structure n’est pas linéaire. P.A. Côté nous invite à suivre deux trames temporelles disjointes, l’une en 2901 et l’autre en 3045 (de notre ère). Évidemment la première a un impact crucial sur la seconde et l’objet de la duologie Le jeu du Démiurge est d’en monter les ressorts… La première période s’impose comme un élément incontournable du worldbuilding, elle  ne doit pas être minimisée même si elle occupe un espace plus restreint que ce qui nous sont contés en 3045. Le lecteur pourrait être surpris de découvrir des protagonistes communs au deux.

Il s’agit des Eridanis, les descendants de l’homme, sans être les produits d’une mutation génétique prodigieuse ou quelconque. Ces post-humains ont évolués grâce à quelques modifications biologiques, mais essentiellement par l’intermédiaire d’un intégration parfaite de la machine à l’homme. Du technique au biologique.

Physiologiquement, il se sont éloignés de leurs ancêtres, seuls les principaux organes subsistent, intégrés dans une enveloppe mécanique, leur ergonomie étudiée en fonction des vocations individuelles : exosquelette, armure, bras supplémentaires, antennes sensorielles,…. Ces modifications sont fonction de leur classe/caste : Ludi pour les éridanis dédiés au bien-être (médecin, psy, ludique, jeu,….), les Gardiens pour la sécurité, les Techno pour les sciences et techniques, les Manus sont finalement les ouvriers de tout ce beau monde.

Psychologiquement, ils restent essentiellement humains. Nos Eridanis, parfaite symbiose de la biologie à la machine connaissent des passions, des ambitions individuelles, des aspirations, l’amour, la rancœur,… Ils ont beau avoir évolué technologiquement ainsi que psychiquement, leur âme reste humaine, avec les tiraillements, les contradictions et les conflits liés à leur nature intrinsèque. Ainsi cette approche s’avère-t-elle fondamentale et lourde de conséquences sur le reste de notre histoire.

Parallèlement à leur progrès scientifiques, une philosophie majeure s’est dégagée : le Sanuckaï qui consiste à une doctrine « panspermique » : l’intelligence, le savoir et la connaissance doivent être propagés dans l’univers. Appréhendé à la manière du Bush-ido avec les samouraï, ce crédo est indissociable d’un mode de vie tourné vers l’honneur et la projection de tous les Eridanis. Peu de place à l’hédonisme aliénant nos sociétés actuelles.

Malgré tout, germes humains obligent, le Sanuckaï possède ses détracteurs, les Narkophs qui affirment qu’ils doivent se contenter de ce qu’ils ont et profiter de la vie (les hédonistes nouveaux 😉 !). Forcément, les deux positions antagonistes sont irréconciliables, et leurs partisans en sont venus méchamment aux mains, avec de lourdes représailles et tutti quanti. Ce background historique influence les comportements dans les trames temporelles (inimités, méfiance, retenue), surtout avec un des Eridanis ayant pris part à ces événements, et des sensibilités partagées qui vont jouer à un moment ou à un autre….

Toujours est-il qu’une mission se prépare avec un double objectif : secourir un équipage en stase cryogénique depuis des lustres – l’IA du vaisseau semble devenue folle suite à une avarie majeure- ainsi qu’établir une colonie sur Selckin-2.

Le vaisseau s’engage pour cette double destination avec à son bord Nemrick et Rumack, amoureux l’un de l’autre, en 2901. Forcément, la colonisation ne se déroule à priori pas comme prévu puisque nous retrouvons les Eridanis en 3045 sur Selckin-2 coupés de leur base.

Mais nous découvrons dans les toutes premières pages un monde agréable où la vie est paisible. L’étrangeté de l’environnement éveille la curiosité du lecteur avant toute chose avec ses arbres de métal, ses structures hétéroclites surprenantes, en bref, l’harmonie entre la matière et le vivant. C’est héritage des Eridanis, devenus maîtres dans cet insolite assemblage.

Or nous rencontrons derechef, non pas les éridanis mais des mikaïs, croisement entre l’homo-habilis et l’homo-sapiens. Si leur apparence tient du premier plutôt que du second, leur intelligence les situe presque au niveau de l’homme. Il y a un hic toutefois, cette dernière n’est pas fidèle; volage, elle doit-être renouvelée régulièrement lors d’une grande cérémonie officielle annuelle, grâce aux arbres-machines (chut…).

Cette situation ne fait pas que des heureux, et les mikaïs connaissent des tensions aussi exacerbées que les éridanis, certains d’entre eux projettent même des actions extrêmes!

Je ne vais guère vous en dire davantage que ce soit sur ce monde, les sources de technologie et leur fonctionnement, le pourquoi des mikaïs, etc car il s’agit de le découvrir au côté ( ;- ) ) de l’auteur canadien qui a organisé tout son roman dans cette optique. Les relations entre les deux trames me rappelle Latium de Lucazeau avec ses hommes-chiens, nous retrouvons également des nefs dotées d’IA même si elles jouent un rôle très secondaire. La biologie et la terraformation d’un monde sont un des aspects captivants de ce monde, les informations sont fournies par petites touches, avec quelques révélations de ci de là, une explication parsemée au détour d’un dialogue. Ce procédé est agréable car il n’y a pas de sensation pesante avec des descriptions à n’en plus finir, mais parfois un peu trop « visible« . Seule celle du début nécessaire à l’aperçu de Selckin-2 – sans être longue – contredit  mon propos.

Les autres thématiques mises en lumière sont relative à la génétique, le vieillissement, la culture, l’organisation sociale,…

Cette SF tend vers la sf biologique, les excursions dans l’espace sont peu nombreuses, une grande partie des trames se déroulant sur Selckin-2. J’ai évoqué plus haut un nuance fantasy, sans en parler pour l’instant. Le mode de vie des Mikaïs explique cette sensation puisqu’il est pré-industriel. Ces êtres ne sont pas tout à fait des homo-sapiens même avec l’aide technique des Eridanis (le pourquoi d’un tel choix est un des enjeux de l’histoire). La technologie est hétéroclite avec des instruments techniques côtoyant des outils rudimentaires, l’organisation sociale se fait autour de clans, il y a des chefs de guerre, des tatouages et des peintures, le tout est dominé par les Eridanis vus par cette population comme des demi-dieux. La touche magique pourrait s’incarner par la remarquable capacité de certains à communiquer avec la flore connectée.

Les personnages sont nombreux sans que nous soyons débordés. Une poignée d’entre eux agissent au premier plan, trois sortent réellement du lot.

Rumack un Eridani, Techno est terra-formateur de génie. Selckin-2 lui doit quasiment tout, ainsi que tous sur ce monde. Nous ne l’apercevons qu’à travers des souvenirs en 3045, tandis que nous suivons son évolution dans la première trame. Un personnage complexe et captivant.

Ma préférence va Nemrick. Le Ludi du groupe, est plein d’espoir, de grâce, de rêves et d’espérance au début de l’aventure éridanie. Le sort ne parviendra pas à le rendre amer, mais lui donnera une sagesse et un aspect philosophe de premier plan. En 3045, il est vénéré par la plupart des mikaïs. Il est le Juge. Mais nous trouvons aussi Hennock un protagoniste avec beaucoup de nuances que l’on découvre au fil du roman.

Du côté mikaï, l’accent est mis sur un individu à part, presque au ban des clans, Takéo. A 17 ans, il n’a toujours pas accompli la cérémonie de l’adulte, en raison de son comportement de tête brulée, sa propension à ruer et ne pas courber l’échine. Plusieurs événements et rencontres vont changer son destin et celui des mikaïs, à commencer par sa volonté de fournir un remède à son grand-père qui montre des signes de dégénérescence. Même dans ce monde, des êtres profitent du malheur, et ceux-ci tentent d’extorquer des fonds au jeune homme contre une pilule miracle…. Au château de la Morienne, c’est une mercenaire qui décide de frapper un grand coup.

Les trajectoires des personnages et leur évolution personnelle sont un des points forts de ce premier roman, et j’ai beaucoup apprécié le soin apporté par l’auteur à chacun d’entre eux.

Les trames contiennent leur part de suspens et de mystère. Même celle de 2901 qui a vocation à donner un background solide à l’histoire principale contient son lot de tension, d’actions et d’émotion. En ce qui concerne 3045, Takéo lance à son corps défendant une série d’événements qui va le dépasser, avec pas mal de rebondissements. Le rythme est plutôt bon, posé -sans être ennuyeux – même s’il est perfectible en raison  de petites longueurs notamment en début de roman. Un bémol concerne l’utilisation des flashbacks qui ne sont pas bien identifiables de prime abord (il faut faire particulièrement attention aux dates et heures), et je me demande s’ils étaient tous nécessaires.

Au final, difficile d’ignorer que j’ai été agréablement surprise par ce premier roman de Philippe-Aubert Côté. Cette SF tendance bio, mâtinée d’un soupçon de fantasy nous offre un voyage captivant dans le futur, avec un worldbuilding séduisant et un background fort solide. Les conflits de font qu’exploser en fin de premier tome, et tout participe à la promesse de déflagration finale. Le fond n’en est pas pour autant négligé et le lecteur trouve son compte sur de multiples pans. Le jeu du Démiurge est un beau premier roman.

 

Ce livre est pour vous si :

  • vous aimez les trames travaillées
  • vous êtes partisan des genres transversaux
  • vous recherchez un roman divertissant ne négligeant pas le fond

Je vous le déconseille si :

  • vous cherchez de l’explosif, de la castagne et du bourre-pif à chaque chapitre
  • vous n’aimez pas la sf bio mâtinée d’un soupçon de fantasy
  • n’aimez pas David Brin

PS : il s’agit de la seule critique du premier tome.

Autres critiques :

Blog-O-livre

Challenges :
Challenge Littérature de l’Imaginaire – 5° édition
Le livre :
  • 717 pages pour les 2 tomes
  • ebook 15,99 €
  • broché 25 €

22 réflexions sur “Le jeu du Démiurge de Philippe-Aubert Côté

  1. Tu as oublié ça : « Je vous le déconseille si : vous ne souhaitez pas lire de bouquins écrits en français québécois » 😀

    Mouais… J’ai lu la critique de Blackwolf en plus de la tienne, je ne suis pas convaincu. Ça m’a l’air d’un sous-Inexistence (de Zindell) et concentrer trop de défauts rédhibitoires pour moi. Mais merci pour ton avis !

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    • AH!
      sur ce coup, je te verrai bien le lire. Certes, il y a quelques points qui brident le coup de cœur, mais c’est un roman bien construit, ambitieux et agréable. Pas sans défaut, mais ils ne me semblaient pas redhibitoires.
      APrès, je n’ai pas -encore- lu Inexistence, et je sais que tu as un programme chargé. 🙂

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  2. Mon flair me dit non.
    Et je n’aime pas David Brin, enfin, pas la personne, ce que j’en ai lu.
    Peut être aussi dû à des réminiscences de Jardin d’hiver dont le livre parlait aussi de symbiose, et qui ne m’avait pas emballé.
    Mais je laisse mon oreille tendue vers le prochain roman de l’auteur, sait-on jamais

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