Station : La chute d’Al Robertson

Ce Fist est frappant.. et un peu flippant!

Denoël/ Lunes d’encre

 

Station est un roman que j’attendais avec une impatience certaine tant les échos outre-atlantique étaient bons. Il s’agit d’un premier roman – encore un – de SF qui allie fond, action et « forme ».

« Après sept ans de Guerre Logicielle entre les intelligences artificielles rebelles de la Totalité et l’humanité – dirigée par les dieux du Panthéon, des consortiums qui se manifestent très rarement à leurs adorateurs –, la Terre n’est plus qu’un gigantesque champ de ruines. La plupart des humains ayant échappé au conflit vivent à bord de Station, un immense complexe spatial.
Jack Forster a combattu les IA de la Totalité pour le compte du Panthéon, secondé par Hugo Fist, une marionnette virtuelle, un logiciel de combat ultra-sophistiqué installé en lui. Considéré comme un traître parce qu’il s’est rendu à la Totalité, Jack revient des confins du système solaire pour laver son honneur et trouver sur Station les réponses aux questions qui le taraudent depuis sept ans.
Mais le temps presse : le contrat de licence de Fist arrive bientôt à échéance ; au-delà, c’est la marionnette qui prendra le contrôle, effaçant irrémédiablement l’esprit de Jack, le condamnant au néant.« 

Voici un résumé qui donne un contexte  – sans rien dévoiler de l’intrigue en elle-même (ouf!) – dans une veine cyberpunk marquée. Effectivement, Guerre Logicielle et IA sont des composantes intégrantes et incontournables de ce récit. Les marqueurs clés de ce sous-genre de la SF sont bien présents que ce soit l’aspect dystopique, une certaine violence, une composante hard-sf, des héros non héroïques tout comme la technologie de l’information. Si vous êtes familiers de l’œuvre de Gibson ou plus récemment de Richard Morgan (la nouvelle série Netflix met en lumière un roman phare, Carbone modifié), vous ne serez pas dépaysés. Au contraire, ce sera avec une certaine délectation que vous plongerez dans ce texte relativement sombre.

En effet, la Terre n’est plus habitable depuis belle lurette. L’humanité, ou ce qu’il en reste, n’a pas essaimée dans le cosmos lointain, ni même dans le système solaire. Elle s’est repliée sur Station, un astéroïde creusé et agrémenté de vastes structures pour abriter les « heureux » élus, certains bien plus que d’autres… Les perspectives ne sont pas des plus gaies et l’homme est sur le fil du rasoir, nous sommes en plein dans un monde dystopique, relativement classique.

Les intelligences artificielles ont une place de choix dans ce roman, et c’est sans doute en cela qu’il a commencé à se bâtir une réputation en tant que « cyberpunk du XXI° siècle », car elles occupent un espace encore plus vaste que dans Carbone modifié, pour ne citer que ce dernier. Elles sont présentes en tant que gouvernance structurelle, étatique et spirituelle de Station, en tant qu’ennemi déclaré de l’espèce humaine, représentée par La Totalité et au sein même de notre protagoniste principal, Jack Forster, « équipé » d’Hugo Fist, une marionnette redoutable, IA d’attaque spécifiquement conçue pour traquer et abattre d’autres IA.

Ce cailloux et ses superstructures sont divisés en plusieurs zones (Homeland, Dockland, Heaven,…), dans lesquelles nos « bienheureux » profitent des bienfaits prodigués par le Panthéon. Les Dieux qui l’occupent ont chacun leurs fidèles dont le nombre n’est pas étranger à l’influence des dites divinités… Devinez-vous des petites guerres potentielles derrière ces quelques mots ?

Des frictions qui sont tout autant stimulantes que potentiellement nuisibles pour les maîtres du Panthéon, constitués d’êtres numériques, plus proche de comités directeurs ou de conseils d’administration de grandes entreprises que Jupiter, Zeus ou Poseïdon. Le contrôle de l’information – et de la désinformation – est un secteur stratégique de premier ordre (comme dans notre monde) et les Dieux ne se privent pas pour manipuler les humains à travers la Trame, une sorte d’internet moderne directement câblé à vos neurones.

Son fonctionnement précis reste un peu flou, mais la Trame associée à la présence substantielle des IA ainsi qu’au fonctionnement de Station procure cette sensation d’hard-sf évoquée plus haut. Toutefois, le roman reste très abordable sur ces points sans noyer le lecteur dans de nombreux détails techniques. Il ne s’agit non plus d’un vernis de société technologique avancée qui ne serait là que pour cautionner le cyberpunk.

Enfin, je signalais une tendance à la violence qui est assez logique dans un thriller mené tambour battant. Celle-ci est essentiellement cantonnée à la sphère numérique. Les victimes sont essentiellement des IA, les cibles des IA, les protagonistes des IA, les ennemis des IA, tout comme les divinités. Finalement mis à part une poignée d’humains, le récit se concentre sur l’intelligence artificielle en tant que moteurs et acteurs principaux de l’intrigue; en cela, le roman se démarque de ses prédécesseurs (ou du moins de ce que j’ai lu jusqu’à présent – rectifiez si je suis largement dans le faux). Seul Jack nous rattache à notre composante biologique.

Ce dernier a participé à la Guerre Logicielle ayant opposé Station à la Totalité, entièrement « composée » d’IA, suite à un acte de guerre sanglant, l’envoi d’un gros caillou sur un camp de vacance pour enfants. Il était un marionnettiste, chargé avec son compagnon numérique de détruire ces êtres électroniques. L’immersion initiale est un peu ardue  (sur les premiers chapitres – environ 60 pages) car nous assistons son arrivée sur l’astéroïde où l’accueil est plutôt hostile, sans vraiment comprendre les tenants et aboutissants de la situation et de son contexte personnel. Ce n’est que peu à peu qu’Al Roberston nous donne les clés, et lève la confusion.

Au début du roman, Jack n’a plus qu’un temps limité parmi les vivants biologiques, et vient faire ses adieux, notamment à une femme, Andréa, et à son paternel. Il apprend qu’elle est « morte », n’est plus qu’un « revenant » (une copie numérique de ses souvenirs) tout comme l’ancien supérieur et ami de Jack, Harry. Ainsi, va-t-il se lancer dans une ultime enquête pour élucider ce double meurtre. De fil en aiguille, les pistes deviennent tortueuses, et semblent s’orienter vers un plan plus large qu’il veut déjouer. Sachant qu’il a laissé derrière lui quelques ennemis de chair et de chiffre, son ingérence dans les affaires de Station est loin de faire l’unanimité – ou plutôt si, mais contre lui.

La trame du récit est tout à fait engageante même pour l’amateur de polar, bien que certaines surprises demeurent assez classiques (pas toutes, hein).

Le point fort du roman tient en la relation entre Hugo Fist, la marionnette, et Jack. Je n’ai pu m’empêcher de faire le parallèle avec Ninefox Gambit qui joue sur le même registre même si les dynamiques des duos différent. Leurs interactions sont un peu perverses de prime abord, et un poil morbide. Hugo doit se substituer à Jack pour des raisons légales… et par manque de chance. La marionnette s’avère retorse, agressive, égoïste,  dénuée de compassion ou de diplomatie, vindicative, et habile… Nous ne pouvons pas dire que Jack subit, car il s’est résigné à son sort. En revanche, même si c’est lui le pilote, il a souvent du mal à contenir les excès de son compagnon. Le lecteur assiste à l’évolution de leur relation et d’Hugo qui se pacifie quelque peu, sans devenir un être dépourvu de rugosité! Il y a un peu de Pinocchio dans ce conte cyberpunk, la naïveté en moins,  l’âpreté et l’ambivalence en sus.

Outre, le stoïque Jack, nous avons droit à une poignée de protagonistes intéressants. Harry Delvin, l’ancien boss tire son épingle du jeu, avec sa personnalité excessive, et sa position unique sur ce monde. Andréa, la femme aimée, joue parfaitement un rôle « tampon » entre l’humain et l’IA. Il s’agit d’un revenant pour moitié banque de souvenirs, et IA pour l’autre. Elle a conservé son intérêt pour la musique, ainsi qu’une forme d’humanité, mais est incapable de se projeter dans un avenir, à la merci des envies de son mari Harry. Nous avons aussi Grey un dieu déchu, East, la Déesse des médias, Lestack la policière,… Un joli panel qui joue sans fausse note.

L’influence du cyberpunk de Gibson est sensible à la fois dans la construction de l’intrigue et dans l’ambiance, sachant s’en démarquer en se concentrant davantage sur l’intelligence artificielle. Le rythme est soutenu et dynamisé par l’action, les effets visuels, et les révélations. Quelques plages plus intimistes entre Jack et Hugo tempèrent cette course à travers Station. J’ai également beaucoup aimé l’utilisation de la Trame et de la connexion permanente au réseau, similaire à Carbone Modifié, mais qui parvient à se singulariser dans les perceptions procurées. Le fait d’être connecté ou pas rend la personne visible  -ou pas- par les connectés, permet d’apparaître sous son plus beau jour alors que l’on porte des haillons. L’absence de propriété privée oblige par conséquent la location d’avatars de toute sorte (robe, chaussure hors de prix,..) même le goût d’un café peut être modifié, ou le sens du toucher. Le rendu peut être un peu surprenant et déroutant, mais j’ai vraiment adoré cette superposition de réalités.

Le seul point qui m’a quelque peu dérangée dans ma lecture a trait avec l’interaction physique de la marionnette. Hugo qui est une IA est capable « par magie » de devenir physiquement une marionnette en bois dans la réalité biologique… même si je ne m’attends pas à des explications technico-scientifiques propres à bien des romans de hard-sf, cela m’a quand même un peu perturbée initialement. Ensuite, le lecteur s’y fait aisément.

L’écriture s’avère bonne dans les dialogues et l’action, perfectible dans les descriptions. N’oublions pas qu’il s’agit d’un premier roman alors considérez cela comme du pinaillage. La structure narrative est non linéaire, avec des évocations du passé et des flashbacks qui enrichissent le background mais complexifient le récit. Ce genre de narration me convient parfaitement cependant elle peut éventuellement déplaire au lecteur préférant la linéarité.

Pour un premier roman, Al Robertson nous délivre un petit bijou de cyberpunk, entre un univers étoffé, une histoire qui tient la route et surtout un duo de personnages charismatiques et addictifs.

Ce livre est pour vous si :
  • vous aimez Carbone Modifié de Morgan
  • vous êtes fan de thriller futuristes
  • vous avez une passion pour la thématique IA
je vous le déconseille si
  • vous n’avez aucun affinité avec l’électronique ou que le matos électronique tombe en panne entre vos mains
  • les marionnettes vous effraient
  • si vous avez moins de 16 ans
Autres critiques :

Blog-O-LivreLorhkanLecture 42Lianne

Le livre :
  • Lunes d’encre
  • 18 janvier 2018
  • 480 pages
  • broché 23 €
  • E-book 17,99 € AVEC DRM

 

37 réflexions sur “Station : La chute d’Al Robertson

  1. Je n’ai pas tout lu parce qu’il me tente toujours celui ci =) (et je ne veux pas déjà partir avec une idée trop précise de ce qu’il y a dedans)
    J’adore le coté policier/thriller noir dans les romans (c’est pour ça que j’aime bien l’urban fantasy en général d’ailleurs) du coup ça ne peux que me plaire je pense !

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    • Sur la version anglaise, il y a écrit tome 1. Mais ensuite, cela n’est pas évident car en one-shot cela fonctionne parfaitement. Il n’y a pas de cliffhanger qui laisse en suspend une partie de l’histoire ou des arcs narratifs.
      tu peux donc lire uniquement celui-ci

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  2. Ta critique fait pencher la balance du bon côté.
    J’aime le parallèle divinité entreprise que tu évoques. Et la relation Fist Jack me paraît prometteuse. Le roman donne t-il la signification de Fist ? Et pour une fois qu’une trilogie peut se lire de manière totalement independante…
    Je vais cependant d’abord m’atteler à carbone modifié qui attend sagement dans ma liseuse depuis quelques temps.
    Et peut être qu’entre temps la politique tarifaire et drm de gallimard aura changé 😝

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    • Je te conseille vivement de lire Carbone Modifié avant, car il y a quelques références qui sont sympas.
      Oui, et le parallèle choisi prend une direction qui te plaira. Le nom de Fist (poing) n’est pas sans saveur en lui-même, et nous connaissons parfaitement le rôle de cette IA d’attaque et d’autres petites choses dans le roman. Le roman peut se lire de manière totalement indépendante. 😉

      Oui, peut-être… je ne suis pas certaine que nous serons entendu. 🙂

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      • Je rejoins Le Chien sur toute la ligne, excepté que j’ai lu et adoré Carbone Modifié 😉

        Pour le reste entendu nous le sommes, écoutés c’est une autre histoire…. quand je pense que les 4 ou 5 prochains de la collection me tentent et qu’à 12-13 euros le epub je les aurais tous acheté. Mais là, j’en achèterai surement aucun ! Mais je ne les achèterai pas non plus en papier.
        Donc tout le monde est gagnant !

        Il faut vraiment que j’arrête de lire les chroniques de cette collection, ça m’énerve de passer à côté de bons bouquins ! :-/

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        • Ah, si tu as lu et adoré Crabone Modifié, le livre ici a des atouts pour te séduire aussi. C’est légérement différent avec Fist dans la balance mais cela fonctionne sur les mêmes registres et ressorts.

          Oui, c’est rageant, car avec juste quelques euros de moins, tous le monde serait gagnant. Malheureusement, j’en ai discuter avec le directeur de la collection, cette politique de groupe lui est imposée…

          Autrement, il existe le prêt entre blogueurs…. et des livres voyageurs. 🙂

          Envoie un mail si cela te tente. 🙂

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  3. J’ai un extrait sur la liseuse et ça a l’air prometteur…Plus « déjanté » que « Carbone modifié »…Je vais m’y mettre…Je finis Mars la Rouge…Il faudra que je relise aussi Neuromancien…

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  4. J’ai juste survolé ta critique vu que je suis en train de le lire (j’en suis au quart). Je reviendrai poster une fois que je l’aurai terminé. Par contre, au point où j’en suis, il n’y a pas de manifestation physique de Fist dans la réalité : lorsqu’il apparaît, c’est par l’intermédiaire des récepteurs de Réalité augmentée des gens, il n’a pas d’existence tangible. C’est clairement mentionné au moment où l’émissaire de la Totalité est attaqué par deux gosses dans une ruelle.

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  5. D’accord avec toi, personnellement je le trouve un cran au-dessus de Carbone modifié, j’ai trouvé ce roman beaucoup plus subtil que l’oeuvre de Richard Morgan (et je ne parlerai pas de Neuromancien, hmpf). Bon, ils ont aussi plusieurs années d’écarts ce qui donne à Station : la chute une crédibilité plus forte et un ancrage plus important avec notre temps.
    Les points forts, le Panthéon, quelle belle idée. Et le duo fortement porté par Fist.

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    • Ah! J’aurais bien du mal à déterminer le meilleur à mes yeux. J’ai vraiment adoré l’univers, Kovacs et le renouveau de Carbone, tout comme j’adore le duo et aussi les trouvailles (Panthéon) de Station.
      La subtilité est effectivement plus importante avec ce dernier. 🙂

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  6. Je le prends bien volontiers, celui-ci aussi !
    Cela fait un bail que je n’ai pas lu de cyberpunk, trop longtemps même, pour tout dire 😉
    Voilà encore de quoi réduire en bouillie mon désir de ne pas allonger ma liste d’envies… mais ça, on s’en fiche pas mal, n’est-ce pas ? 😉 Thanks !

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    • C’est vrai que je n’ai pas vu de cyberpunk chez toi – mais je n’ai lu l’ensemble de tex critiques.
      Si tu aimes ce courant, tu ne devrais pas être déçue!

      AH cet allongement de la liste d’envie…. oui, on s’en fiche! 🙂

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    • Si j’étais toi, j’y réfléchirais à deux fois. J’en ai lu un quart avant de le mettre en pause, et alors que c’est présenté comme un univers « original » et « le roman cyberpunk du XXIe siècle », c’est en réalité du sous-Accelerando / Banks / Simmons Frank Herbert où chaque point soi-disant original a déjà été vu au moins une fois (et en mieux…) ailleurs. Au point où j’en suis (même s’il me reste la majorité du livre à finir, ce qui sera fait d’ici quelques jours), ça n’arrive pas à la cheville de Carbone modifié, donc pour le « roman cyberpunk du XXIe siècle », on repassera.

      Au niveau du manque d’originalité, il suffit de lire la quatrième et / ou moins de 25 pages pour s’en rendre compte si on est un vieux routard de la SF comme toi. Je ne dis pas (pour le moment) que c’est un mauvais livre, mais en revanche au stade où j’en suis le marketing de Denoël me paraît très fantaisiste. Ou alors c’est que le livre est uniquement destiné à des débutants qui ne se rendront même pas compte à quel point c’est du déjà-vu.

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      • Le début est effectivement un peu « ardu », j’ai eu aussi un peu de mal a m’y mettre. Mais ensuite, cela a été beaucoup mieux pour moi.

        Non pas réellement novateur, ce que je signale dans ma chronique, mais l’ensemble est plaisant, et parfois un peu plus poussé que ce que j’ai lu jusqu’à présent.

        Je n’ai pas eu cette impression liée à Banks, en fin de compte. Mais, je n’ai lu qu’un seul de ces livres, alors…
        En revanche, les IA sont réellement centrales ici, et ça j’ai franchement bien aimé.

        Je pense que Renaud peut quand même y trouver son compte. déjà, c’est un premier roman d’auteur et il s’améliore nettement.

        J’ai eu pendant un moment cette impression avec Carbone Modifié, mais il bifurque carrément alors cela s’est nettement estompé. APrès l’environnement « numérique » est similaire.

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  7. L’illustration que tu as choisie en en-tête d’article colle parfaitement à ce que j’imaginais lors de ma lecture, à savoir une ambiance très futuriste mais aussi extrêmement surannée. Je me suis aussi plusieurs fois posée la question de la matérialisation soudaine d’Hugo ; c’est un roman qui fournit à chaque technologie une explication et un fonctionnement très concret, et pourtant en ce qui concerne Fist, on a l’impression que l’auteur élude bien vite cette contrainte. C’est dommage, mais cela reste un excellent premier roman !

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